
Bonjour tout le monde. J’espère que vous allez bien et que vous prenez soin de vous. Je sais qu’il ne faut pas se laisser déprimer par les nouvelles de l’épidémie, mais il convient de faire très attention. Heureusement, les enfants ont l’air de comprendre l’impacte que le virus peut avoir sur leurs vies et celles de leurs proches. Nous avons vu nos neveux durant les vacances, et que ce soit la plume jeune, à 5 ans, ou les autres, âgés de 12, 14 et 15 ans, sont tous très vigilants. Il faut dire que la perspective de la rentrée qui approche inquiète pas mal, surtout v les conditions dans laquelle cette dernière peut se passer.
Enfin, contrairement à ce qu’on peut nous dire, nous ne sommes pas encore dans un monde futuriste, dans une dictature, et il faut bien en avoir conscience. D’ailleurs, parler de tout cela nous amène donc au monde torturé de Bulle, et de nouvelles révélations sur l’épidémie vont aujourd’hui être faites. Nous sommes déjà à l’épisode 13, et je vous avoue que je ne pensais pas aller jusque-là en commençant ce récit. Le chapitre que j’ai écris cette semaine était déjà présent dans ma tête au début de la rédaction de cette histoire, mais je le voyais arriver bien plus tôt. Et je ne pensais pas tenir autant de semaines, en vous publiant un chapitre par semaine. Parfois, je me demande si je ne vais pas abandonner l’autoédition pour continuer sur ce modèle-ci, vous proposer mes textes directement sur le blog, à la manière d’un roman feuilleton. Mais nous en sommes pas là. Le chapitre d’aujourd’hui est plus calme, avant l’emballement qui se produirait dans la suite de l’histoire. Je vous laisse donc en compagnie de Bulle, pour ce treizième chapitre :
13 – Et si c’était possible ?
« Bulle se réveilla avec la tête lourde. Elle avait un goût de fer dans la bouche, très désagréable. Tout tournait autour d’elle, si bien qu’elle manqua de rendre son dernier repas dans le lit. Plusieurs minutes lui furent alors nécessaires pour combattre sa nausée, mais aussi pour se souvenir de l’endroit où elle se trouvait et le pourquoi elle était dans une pièce qui n’avait rien d’une chambre, mais plutôt d’une cellule. Puis, peu à peu, les événements lui revinrent en mémoire.
La veille, fidèle à sa promesse, Maxime l’avait examinée minutieusement. Bulle s’était laissée faire, craignant que le médecin ne lui dise qu’il ne pouvait rien faire pour sa grossesse. Mais il l’avait rapidement rassurée en lui affirmant que l’avortement de l’adolescente était dans ses cordes, et que ce dernier serait même simple vu que la jeune fille n’était enceinte que de quelques jours. Tout pouvait se faire sans une lourde opération, de la manière la plus naturelle possible. Il était ensuite parti fouiller ses réserves, et en était revenu avec des comprimés. Il l’avait longuement interrogé afin d’être certain que Bulle était sûre de son choix, qu’elle ne le regretterait pas. Enfin, après lui avoir expliqué le protocole qu’il allait appliquer, il lui avait donné le médicament qu’elle avait avalé. Des heures plus tard, alors que Maxime préparait du poisson frais pour ses invités, Bulle avait été obligée d’aller au sanitaire sur la péniche, et elle avait expulsé ce qui ressemblait à un gros caillot de sang. Persuadée que tout cela était terminé, elle s’était réinstallée à table comme si de rien n’était. Mais la douleur avait soudain enflammé son corps, et Maxime avait dû lui donner une pilule pour la rendre supportable. C’était à ce moment-là que la jeune fille s’était sentie affaiblie et qu’elle était partie s’allonger un peu.
À présent, elle se sentait mal. Certes, la douleur n’était plus aussi forte, mais elle avait l’impression d’être droguée, groggy. Ses yeux se fermaient tous seuls et son cerveau fonctionnait au ralenti. Ce fut sans doute pour cela qu’elle ne s’aperçut qu’en bougeant sous les draps en coton que ceux-ci étaient tachés de sang. Son sang !
Bulle bondit alors dans le lit, faisant craquer le matelas. Elle comprit dans le même temps que sa nausée provenait, en partie, du fait que tout bougeait réellement autour d’elle, à cause du roulis de la mer. Après tout, elle était sur une péniche. Elle regarda ses jambes, et s’aperçut que ces dernières étaient elles aussi recouvertes du liquide vital. Malgré l’espèce de couche que lui avait ordonné de porter Maxime, elle avait souillé tout le lit.
Bulle se sentait honteuse, en plus d’être sale. Elle avait ses règles depuis le début de son adolescence, lorsqu’elle avait fêté ses onze ans. Elle était habituée au liquide poisseux qui coulait de son intimité chaque mois, de temps en temps plus ou moins espacé. Elle ne pouvait pas dire qu’elle avait un cycle régulier, et la dernière fois qu’elle avait eu ce genre de problème remontait à loin dans le passé. Elle faisait, depuis qu’elle était en âge de comprendre, très attention à ne pas laisser transparaître cet inconvénient de la féminité. Sa mère lui avait toujours prévu suffisamment de protection intime, et sa grand-mère lui avait transmis tout ce qu’elle avait appris sur ce fait avant et après le confinement. Bulle savait que cela était quelque chose de normal, qui prouvait que le corps était en bonne santé, mais elle savait aussi que c’était tabou et à cacher le plus possible. D’ailleurs, la plupart des hommes avaient occulté ce problème, et comme ils ne vivaient plus avec des femmes, tout cela paraissait faire partie d’un mythe. Toutefois, alors qu’elle avait l’intérieur des cuisses bien rouges, Bulle se dit que tout cela n’était que des bêtises, et qu’elle aurait aimé que tout le monde en sache plus sur le fonctionnement du corps de la femme.
Heureusement, elle était seule dans la chambre. Personne n’avait été témoin de sa déchéance. Bulle le ressentait réellement honteuse, et elle s’en voulait de réagir de cette manière. Elle venait de perdre son bébé, tout le sang, signe d’une hémorragie, ne devrait pas la mettre dans une gêne pareille. Elle aurait mieux fait de s’inquiéter pour elle que de l’état des draps. Mais elle était tellement conditionnée qu’elle ne voyait que ces tâches écarlates qui témoignaient du fait qu’elle avait fait une erreur en se faisant inséminer.
En tendant l’oreille, elle finit par se mettre en mouvement. Le jour était levé, elle le constatait depuis le hublot. Elle apercevait aussi les flots et l’horizon bleus. Le bateau bougeait légèrement, elle réussit par trouver son rythme et sa nausée reflua. Elle put alors quitter le lit, retirer tous les draps, et se diriger vers le coin toilette de la péniche. L’espace était si étroit qu’il ne pouvait pas contenir de douche, mais il était suffisant pour qu’elle se débarbouille. Elle attrapa un gant et frotta vivement chaque partie de son corps, laissant la chair à vif. Elle tenait à ce que toute trace disparaisse. Si elle avait pu, elle aurait lavé l’intérieur de son organisme de la même manière, mais cela était impossible. Elle se contenta donc de chaque surface visible.
Elle en profita pour se changer. Jonathan avait dû exploiter son repos forcé pour aller faire un tour à leur voiture, car il avait ramené le sac que leur avait préparé rapidement Camille avant leur départ. La jeune fille put ainsi enfiler des sous-vêtements propres, quoique pas adaptés à sa morphologie et un peu grands, avant de passer un jean troué et un pull vert. Elle avait choisi ses tenues dans la galerie du centre commercial, et si elle avait été vaniteuse, elle n’aurait pris que ce qui la mettait plutôt en valeur. Néanmoins, cette période de la vie de Bulle était passée depuis qu’elle avait été obligée de rejoindre les rebelles. Aujourd’hui, elle se contentait de vêtements confortables, et elle était heureuse d’avoir emporté un jean trop grand, qui ne lui compressait pas le ventre. Elle noua aussi ses cheveux en ce qui ressemblait à une tresse. Ils étaient gras et la grattaient affreusement, mais elle n’avait plus le luxe de les laver. Elle devait à présent faire avec. L’eau sur le bateau ne devait pas être gaspillée à la légère.
Elle sortit de la chambre et entra dans ce qui était la pièce de vie de la péniche. Maxime se trouvait là, occupé à regarder de vieux manuels de médecine. Bulle se souvint de son air interloqué lorsqu’elle avait aperçu la bibliothèque du capitaine. Les imprimés investissaient ici tout l’espace possible. L’homme devait être parvenu à caser près d’une centaine de livres dans chaque coin disponible, ce qui faisait qu’il avait la plus grande bibliothèque de la jeune fille n’ait jamais vue. Chez elle, dans l’appartement de sa grand-mère et de sa mère, il y avait bien quelques ouvrages, mais c’était pour la plupart des imprimés pour enfants, en carton, avec tout un tas de dessin. Lorsqu’elle avait été expulsée de sa maison bretonne, Mamou n’avait pas pu emporter avec elle ses livres, et tout était resté là-bas. Le gouvernement avait mis en place une politique de numérisation des ouvrages, et fourni une liseuse à tous ses citoyens, avant de faire basculer les recueils sur la même tablette pour tout le monde, et la culture du papier avait été reléguée au second plan. Voir autant de vrais livres, non numériques, paraissait donc incroyable aux yeux de l’adolescente, qui n’avait pu s’empêcher de saisir un lourd ouvrage d’un dénommé Platon, un auteur dont elle n’avait jamais entendu parler. Elle n’avait alors qu’une hâte, profiter du temps qui lui était imparti dans cet endroit pour dévorer tout ce qui lui tomberait sous la main.
Elle n’eut cependant pas la chance de s’occuper de cette manière ce matin-là. Dès que Maxime l’aperçut, il se précipita vers elle et lui ordonna de s’assoir sur l’unique banquette. Ensuite, il lui prit sa température et lui posa de nouveau tout un tas de questions. La jeune fille fut obligée de lui avouer qu’elle avait souillé ses draps, ce que mit de côté le médecin, qui ne semblait guère affecté par cette perte.
— Je ne suis pas gynécologue, lui dit-il, ce qu’il avait déjà annoncé la veille, et je n’ai pas le matériel pour vérifier que tout va bien. Mais je pense qu’il ne s’agit que d’une petite hémorragie, la rassura-t-il. Le mieux est quand même que tu restes alitée quelque temps, qu’on soit sûre que tu ne te remettes pas à saigner. Si elle s’est pour l’instant stoppée, c’est une bonne chose, mais rien ne garantit qu’elle ne reprenne pas. Donc, pas de mouvements brusques ou de promenades en voiture pour le moment. De toute manière, ce n’est pas comme si tu pouvais trouver un véhicule par ici.
Il se mit à sourire, et Bulle fronça les sourcils.
— Où est Jonathan ? demanda-t-elle.
— Ton ami préfère être sur le pont. Je crois qu’il n’a pas trop le pied marin. Et il n’aime pas rester enfermé avec moi, apparemment.
Maxime haussa les épaules et l’inquiétude grandit encore dans le cœur de Bulle. Que se passait-il réellement entre le médecin et son compagnon de route ? Que signifiaient tous ces sous-entendus entre eux ? Elle devait tirer cela au clair.
Elle essaya de se lever, avant de se laisser choir sur la banquette. Ses jambes ne la portaient plus.
— Je t’ai dit de te reposer, la gronda le capitaine. Je ne veux pas que ton état devienne préoccupant. Tu es pour le moment sous surveillance, alors accepte cela. Et je ne compte pas te laisser sortir, pas dans cet environnement qui peut potentiellement te tuer. Bienvenue parmi les individus à risques, petite !
Bulle fit la grimace. Évidemment, depuis qu’elle savait qu’elle était enceinte, elle connaissait le danger. Elle était plus fragile, et la pandémie ne ferait qu’une bouchée d’elle si elle se trouvait en contact avec elle. Mais cela ne changeait, dans les faits, pas grand-chose. Le virus était mortel pour tout le monde. Qu’elle porte la vie ou sorte d’une opération à cœur ouvert, ou en bonne santé, elle n’avait aucune chance de réchapper à l’épidémie. Personne ne le pouvait, si ce n’était Jonathan.
Bulle s’installa plus confortablement dans la banquette et décida d’interroger le médecin.
— Vous savez pourquoi Jonathan n’est pas malade ? Pourquoi le virus ne le tue pas ?
Maxime prit tout son temps avant de répondre, mais il finit pourtant par le faire, en regardant à l’extérieur.
— Je ne suis pas un spécialiste des virus, ni même un généticien. Lorsque la pandémie a frappé, j’étais en internat, un simple étudiant qui rêvait un jour de devenir chirurgien. L’épidémie m’a enlevé tout cela. Du jour au lendemain, je me suis retrouvé à enchaîner des gardes, à intuber des inconnus, à faire le tri entre les patients, à décider qui devait vivre ou mourir. J’ai essayé de soigner du mieux que j’ai pu, mais on ne savait rien sur ce nouveau virus, alors on a pris les choses comme elles venaient. On a fait des erreurs, on n’était pas équipé pour faire face. Des amis à moi sont morts, des médecins comme moi, des mentors. On n’avait pas de masque, pas de blouse, on était obligé de porter des sacs poubelles, d’annoncer à des familles qui ne pouvaient pas voir leurs proches qu’il n’y avait rien à faire, d’entasser les cadavres dans des chambres froides trop grandes. J’étais jeune, j’avais suivi de nombreuses séries télévisées faisant appel à des maladies inconnues qui changeaient à jamais la civilisation, et soudain, j’avais le sentiment d’être en plein dedans. J’ai réchappé au virus, je me demande encore comment. Quand on nous a parlé de vaccin, on était dubitatif, mais en même temps, on voulait que tout se termine rapidement. On n’arrêtait pas, alors, de nous dire que la maladie était maîtrisée, mais la vérité était toute autre. On le voyait tous les jours, les dégâts neurologiques, biologiques, que laissait derrière lui le virus. Et puis, on a testé à grande échelle ce fameux vaccin, et tout nous a échappé. Les morts ont commencé, immédiates cette fois. On a compris trop tard qu’il y avait un problème. Les vaccins ont été distribués pendant les premières semaines, mais presque tous ceux qui le recevaient décédaient dans la journée. Les autorités ont essayé de tout suspendre, mais le mal était fait. Le virus avait changé, et il ne s’attaquait plus seulement aux vaccinés, mais aussi à tout le monde. L’unique protection était désormais de filtrer l’air et de ne pas fréquenter de personnes malades. Le confinement a donc eu lieu, avec les conséquences que tu connais.
Bulle hocha la tête. Tout cela, elle le savait. Le confinement n’avait finalement jamais eu de terme, et elle faisait partie de la troisième génération à exister de cette manière. Cela faisait soixante ans que la population vivait sous cloche, évitant l’air extérieur pour ne pas mourir à son tour. Toutefois, cela ne répondait en rien à sa question posée. Pourquoi Jonathan n’était-il pas contaminé ? Pourquoi pouvait-il respirer l’atmosphère ambiante sans être atteint d’un AVC foudroyant, d’une dégénérescence du cerveau impitoyable, d’un arrêt du cœur, ou autre pathologie provoquée par la pandémie ? Qu’est-ce qui faisait qu’il était immunisé ? Qu’il était spécial ?
— Je suppose qu’il t’a raconté un peu son parcours, reprit Maxime devant l’air dubitatif de la jeune fille. Il t’a dit que sa famille avait traversé les frontières, exposée à la maladie comme des tas de migrants comme elle. Il ne t’a sans doute pas menti. De nombreuses familles fuyaient déjà les guerres et la faim lorsque le virus s’est déclaré. Ces personnes se sont retrouvées entre deux feux, celui de la mort épouvantable provoquée par l’épidémie, et la mort qui rodait chez eux. Beaucoup n’ont pas survécu. Et si jamais ils parvenaient à réussir à vaincre la maladie, ou du moins à réchapper à cette dernière, alors ils succombaient ici, sur nos côtes, dans des camps créés spécialement pour eux, afin qu’ils ne contaminent pas le reste de la population avec des souches diverses. On craignait plus que tout le nouveau virus, mais on ne devait pas perdre de vue que la peste ou le collera, ou d’autres choses réjouissantes existaient toujours dans certaines régions du monde. Et ce qui est pratique, lorsque tu as beaucoup de personnes autour de toi, qui n’ont plus de foyers, plus rien à quoi se raccrocher, qui ne parlent pas la langue et qui sont prêtes à tout pour rester chez toi, c’est que tu peux leur faire faire n’importe quoi.
Bulle ouvrit grand ses yeux. Une horrible théorie commençait à naître dans son esprit, et elle priait de toutes ses forces pour se tromper, pour que le médecin ne lui avoue pas ce qu’ils avaient fait, cru bon de faire, afin de pouvoir sauver tout le monde.
Il soupira.
— On avait besoin de cobayes pour ce vaccin, afin de montrer à toute la population qu’il fonctionnait correctement, qu’il n’avait pas de risque. Il faut dire qu’en ce temps-là, les gens se méfiaient des médecins. Ils ne croyaient plus notre parole, ils nous prenaient pour des menteurs, alors même qu’on se battait pour eux, qu’on y perdait notre santé, notre vie personnelle. On ne sortait quasiment plus de l’hôpital. Enfin, vacciner ces gens, c’était surtout une action politique. Nous, ce qu’on voulait, c’est que tout le monde ait le remède. On ne pouvait pas prévoir ce que celui-ci allait engendrer.
Il se passait une main sur le visage, et Bulle fut frappée par les remords et les regrets qui émanaient du médecin. Il avait dû voir des choses terribles dans les couloirs blancs des hôpitaux, des événements qui l’empêchaient encore de fermer les yeux aujourd’hui, plus de soixante ans plus tard. En cet instant, il ressemblait vraiment à un vieillard qui attendait de payer pour ses crimes. Il était profondément heurté par tout ce qu’il avait pu faire à cette époque, toutes les décisions qui lui avaient été imposées et qu’il avait dû exécuter. Aurait-il agi autrement s’il avait su ? Peut-être, mais il n’avait alors pas le recul pour juger de ce qui était bon ou mauvais. Personne ne l’avait eu.
Bulle eut envie de prendre le médecin dans ses bras et de le réconforter, cependant elle n’en fit rien. Elle n’était pas assez intime avec lui, et elle ne pouvait pas encore bouger. Son ventre la tiraillait et elle ne savait plus si c’était ou non une bonne idée d’avoir perdu son bébé. Et si elle ne pouvait plus avoir d’enfant ?
— On a suivi les ordres et on a vacciné tous les migrants qu’on trouvait. Lorsqu’ils sont décédés, un par un, on s’est débarrassé des corps, la morgue ne suffisait plus à entreposer tous les cadavres qu’on recevait, et puis personne ne serait venu réclamer ces dépouilles. On s’est dit qu’ils étaient morts d’autres choses, et pas du vaccin. On n’avait pas le temps de faire des tests, et les laboratoires pharmaceutiques nous avaient assuré de la fiabilité de leur production. Toutefois, des rumeurs ont commencé à circuler, et elles venaient de plusieurs hôpitaux, de plusieurs villes, de plusieurs pays. Il faut savoir qu’on a sacrifié volontairement une partie de la population aux quatre coins du monde, avec ce virus. Ceux qui ne mourraient pas sur-le-champ de bataille des guerres de l’eau ou de territoires finissaient par succomber à la maladie. Dans de nombreux pays, ce furent des migrants, des prisonniers, des opposants politiques qui ont servi de cobayes, bien avant les citoyens. Mais tu peux en chercher des traces dans les archives virtuelles, tu ne trouveras rien là-dessus. Tout a été effacé.
Il se leva, se versa un verre d’eau qui provenait du système de désalinisation de la mer, et revint s’installer près de Bulle. Il prit le temps de boire, avant de poursuivre à son récit. De toute évidence, quelques minutes de pause lui avaient été nécessaires afin de remettre de l’ordre dans ses idées.
— Tu veux savoir pourquoi Jonathan est immunisé ? C’est tout simplement parce que Camille l’a présenté ainsi. En effet, il peut boire de l’eau de l’extérieur non filtré, il peut respirer l’air du dehors sans masque, et il peut ne pas se nettoyer pendant des jours sans mourir. Est-ce pour autant qu’il n’est pas malade ? Crois-tu réellement qu’un virus comme cela que nous continuions d’affronter tous les jours peut passer à côté de certaines personnes sous prétexte qu’elles sont nées dans la rue ? C’est, à mon sens, idiot de prétendre cela. Sinon, on aurait plein de Jonathan, et pas seulement un cas !
— Vous essayez de me dire que Jonathan est malade quand même ? demanda Bulle, horrifiée. Et qu’il n’y a aucun espoir de guérison à partir de lui ?
Même si elle ne voulait pas consciemment se l’avouer, Bulle pensait encore qu’un nouveau vaccin était envisageable, que l’on pouvait rayer le virus de la surface de la Terre. Et elle croyait que Jonathan pouvait fournir cet espoir. Après tout, il ne paraissait pas malade. Et il ne devait pas être le seul à vivre ainsi. Cela lui semblait impossible.
Maxime soupira et se passa une main dans ses cheveux. Il ne savait plus quoi faire de son corps et il évitait les nombreux regards de Bulle. Ce qui devait lui dire allait être compliqué, mais il n’avait pas le choix. Mais elle devait impérativement comprendre qu’il n’y avait aucun espoir dans ses propos.
— Sincèrement, je ne pense pas que Jonathan soit malade, du moins pas encore, pas de la manière dont on l’entend habituellement. Il n’est pas mort, si tu veux, donc oui, on pourrait croire qu’il est immunisé. Mais la vérité, c’est qu’il est comme nous tous, en sursis. Il a simplement de la chance, pour le moment. Peut-être qu’un jour, il s’effondrera, raide mort. Camille a peur que cela arrive. Jonathan fait partie de son grand projet, celui qu’elle a bâti depuis qu’elle a monté son groupe de rebelle.
À cette annonce, les sourcils de Bulle se levèrent. Certes, ce que venait de dire le médecin était dur, il semblait totalement exclure l’idée qu’un nouveau vaccin soit un jour possible, ainsi que le fait que Jonathan puisse survivre à la maladie et que d’autres puissent avoir la même chance que lui. Tout cela paraissait désespérant et assez sombre pour l’avenir, comme si aucune porte de sortie n’existait face au virus. Et pourtant, Bulle sentit son cœur battre plus fort à l’annonce du plan de Camille. Elle allait enfin savoir de quoi il en retournait, et même si la pandémie était toujours bien présente dans son esprit, elle se surprit à prier pour que le dessein des rebelles tienne la route et permette à l’humanité de sortir de sa bulle dorée, de ses cages, et de se remettre à vivre normalement, sans les règles du gouvernement.
Voyant que la jeune fille était tout ouïe, ce qui signifiait qu’elle l’écoutait attentivement, et donc qu’elle ne connaissait pas ce fameux plan évoqué, le médecin poussa un nouveau soupir. Il était atterré de l’ignorance de l’adolescente, mais en même temps, il n’était pas surpris. Il aurait été étonnant que Camille dévoile ses idées avec une jeune recrue. Elle était bien plus dans la subtilité. Ce voyage jusqu’ici était d’ailleurs certainement un test qu’elle faisait passer à Bulle.
Dire que Maxime détestait le chef des rebelles était un euphémisme. Bulle avait déjà constaté ce fait. Elle ignorait ce qu’il reprochait à la personne qui l’avait sauvée et lui avait offert un toit, mais un contentieux de plusieurs années devait durer entre eux. Elle avait remarqué qu’il était le seul, ans l’organisation, à refuser d’utiliser le pronom « iel » concernant Camille, et à persister à la considérer comme une femme, alors qu’iel se voyait comme neutre, sans genre biologique ni social. Le médecin était d’une autre génération, d’une autre époque, et le changement devait lui faire peur. C’était du moins à ces conclusions qu’elle était parvenue, et même si elle faisait confiance à Maxime pour lui retirer son bébé ou la soigner, elle n’en restait pas moins méfiante. Après tout, il avait condamné des dizaines de personnes à la mort face au virus, et il refusait la possibilité que Jonathan soit immunisé. Sa parole n’était pas d’Évangiles, et Bulle se promit de l’écouter, sans toutefois prendre ce qu’il lui avouait pour argent comptant.
— Camille espère faire tomber le gouvernement français, et tous les autres ensuite. Ce qu’elle veut, c’est que la population croit à l’existence d’un vaccin. Elle souhaite utiliser Jonathan et ce qui ressemble à de l’immunité afin de pousser les gens à sortir de chez eux, à quitter le confinement. Elle va se servir de l’idée d’une prétendue liberté à reconquérir pour faire fonctionner son plan. Mais ça ne marchera pas. Il n’y a pas d’immunité ! Le virus tue et tuera encore si les gens ne se protègent plus.
— Mais si elle avait raison ? demanda Bulle, le coupant dans ses aveux. Et si un vaccin était possible ? Et si d’autres personnes comme Jonathan étaient immunisées ? Cela ne vaudrait-il pas le coup de le déterminer ? De leur faire connaître le monde extérieur ?
Maxime dévisagea longuement la jeune fille, si bien qu’elle se mit à rougir, comme une enfant prise en faute. Sous la table, elle serra les poings. Elle détestait se sentir rabaissée à ce point, comme si ce qu’elle venait de dire était une ineptie, alors que cette possibilité était parfaitement envisageable. Bulle avait envie d’y croire de toutes ses forces. Et les mensonges du gouvernement l’aidaient à espérer qu’une autre voie existait.
— Va dehors et retire ton masque ! lui ordonna le médecin. Vas-y, essaye ! Va obéir à Camille comme elle souhaiterait que tu lui obéisses. Mais attention, garde bien à l’esprit qu’elle, elle ne prendrait jamais le risque de respirer l’air du dehors.
Bulle blêmit. Bien entendu, elle ne se sentait pas capable de se mettre en danger de cette manière. On lui avait tellement répété que l’atmosphère pouvait se montrer assassine, et que personne n’en réchappait, qu’elle n’envisageait pas une seule seconde de retirer son masque, de respirer l’air du dehors sans pouvoir filtrer toutes les particules qui le composaient. Elle prit soudain conscience de la tâche titanesque qui se dessinait face à Camille. Si elle-même craignait de sortir sans sa protection, alors comment convaincre les citoyens de faire de même ? Comment les amener à briser leurs chaînes, quand celles-ci étaient leurs uniques remparts contre la mort ?
Bulle se mordit les lèvres et ses mains devinrent moites. Maxime avait dû longuement réfléchir sur le plan de Camille, et cela expliquait certainement pourquoi ils ne travaillaient plus ensemble. Le médecin n’avait pas foi en la cause des rebelles.
— Elle pense que seuls les enfants sont immunisés, et que le fait de les faire naître en pleine nature est un moyen de les protéger du virus. C’est pour cela que j’étais étonné qu’elle accepte que je t’avorte, car cela va contre sa politique, contre son idéal. Ce qu’elle souhaite, c’est créer une gigantesque pouponnière en plein air, afin que tout le monde soit exposé et que ne survivent que ceux qui le méritent.
Il avait dit cela avec un ton si dédaigneux qu’il était évident qu’il désapprouvait totalement ce projet, cette idée même. Et bien qu’elle soit horrifiée elle aussi, Bulle était curieuse. Et si cela marchait réellement ? Et si Camille avait raison ? Et si les enfants étaient immunisés, s’ils parvenaient à combattre la maladie ? Si les nouveau-nés réussissaient à survivre, pourquoi ne pas essayer de les ouvrir au monde ? Pourquoi vouloir à tout prix les enfermer ? Bulle se disait que si elle avait encore porté son bébé, peut-être qu’elle aurait tenté sa chance. Une vie au-dehors valait bien plus qu’une vie en cage, elle en était certaine. Et même si pour cela elle devait se mettre en danger, elle sentait qu’elle aurait pris tous les risques pour son bébé. Même si cela la condamnait.
Elle tut néanmoins ses remarques, ne souhaitant pas les partager avec le médecin. Elle devinait que cela ne serait qu’à sens unique et qu’il refuserait de l’écouter. Pire, il serait capable d’être condescendant avec elle et de se moquer de sa jeune expérience, comme si le fait d’être bien plus âgé et d’avoir connu l’époque d’avant la pandémie le rendait légitime à étouffer dans l’œuf ses pensées. Bulle se montrait prudente. Bien qu’elle adorait sa grand-mère, par exemple, elle avait parfois fait l’expérience de ce genre de conversation désagréable avec elle. Or, comme Maxime n’était pas de sa famille, et qu’il n’était même plus vraiment un rebelle, il était aisé de deviner ce qu’il lui répondrait si elle affirmait que Camille pouvait avoir là un projet cohérent.
La jeune fille finit par se lever. Elle en avait assez de se tenir assise, et elle comptait bien rejoindre Jonathan dehors afin d’avoir de plus amples explications sur ce qu’ils faisaient ici et ce qui allait advenir d’eux dans les prochains jours. Ainsi que de savoir ce que lui pensait du plan de Camille. Mais en se levant, elle s’aperçut que ses jambes flageolaient encore, et que le bateau bougeait beaucoup. Elle se rapprocha de l’un des hublots. Ce n’était plus de l’eau bleue à perte de vue qui s’étendait devant elle.
— J’ai oublié de te préciser, on a jeté les amarres tôt ce matin, dit Maxime d’un ton nonchalant. Bienvenue en pleine mer.
Bulle, qui n’avait encore jamais navigué, prit alors totalement conscience de l’immensité de l’océan. »
Merci de m’avoir lue. N’hésitez pas à donner votre avis sur cette histoire. Rendez-vous la semaine prochaine pour la suite.
Et vous ?
Est-ce que le confinement a été inspirant pour vous ?.
Avez-vous envie de lire des histoires sur cette période ?
Ou au contraire, désirez-vous l’oublier le plus tôt possible ?
Bon jeudi à tous 🙂